XIV

« Et ce scribe, Ilfaylen, aurait séjourné ici à Castel Bess ? s’enquit Camron en se penchant en avant dans son fauteuil.

— Oui, répondit Tessa. Selon Moldercay, il y aurait passé une semaine en attendant de se remettre de sa maladie. »

Camron émit un vague grommellement puis se leva. Comme il traversait la cuisine, la lueur du feu tomba sur son visage et Ravis put le détailler pour la première fois depuis leur arrivée à Castel Bess.

Camron avait vieilli de dix ans depuis la dernière fois. Une cicatrice lui barrait la joue et une deuxième l’interceptait le long de sa mâchoire, créant un nœud de chair jaune et blanc. Il avait des cernes sous les yeux et les joues creuses. Des rides s’étaient formées sur son front, ainsi qu’aux coins de sa bouche. Ses yeux restaient brillants mais leur éclat n’était plus le même : leur lueur d’arrogance avait disparu, et si Ravis n’aurait su nommer ce qui brûlait à la place, il se dit que cela donnait à Camron l’allure d’un homme affamé.

Ravis ne perdit pas de temps à se demander comment et pourquoi Camron avait changé ainsi. La guerre transfigurait les hommes.

Parvenu devant la cheminée, Camron se retourna face à Tessa. Le crépitement des bûches dans le feu était le seul bruit dans la pièce. Le seul éclairage provenait des flammes. Tessa venait de raconter à Camron et Emith son voyage sur l’île Ointe. Elle leur avait parlé de sa bague et de sa relation avec la Ronce d’or, de ce qu’elles étaient, d’où elles venaient et de la raison d’être de la Ronce. Elle avait raconté par quel moyen la Ronce avait été piégée en ce monde pendant des siècles et précisé que, dans deux jours de temps, elle se trouverait sur terre depuis cinq cents ans. Emith et Camron avaient tous deux retenu leur souffle à cette mention des cinq cents ans. Comme tout le monde sur le continent, ils savaient que les mauvaises choses arrivaient toujours par cinq.

Étrangement, les deux hommes acceptèrent sans difficulté l’explication de Tessa concernant les autres mondes et la manière dont ils étaient tombés du premier comme une peau morte. Peut-être était-ce dû à la fatigue, songea Ravis. Ou peut-être que, dans le chagrin qui les frappait, entendre parler d’autres mondes, d’autres lieux et d’autres vies leur donnaient de l’espoir. Ravis haussa les épaules et tourna son attention vers le décor où ils se trouvaient. Ce genre de spéculation n’était pas pour lui.

L’ordre qui régnait dans la cuisine fit deviner à Ravis que Camron et ses hommes se trouvaient à Castel Bess depuis un ou deux jours, tout au plus. Les soldats ne brillaient pas par leur amour de la propreté et, s’ils en avaient eu le temps, ils auraient changé la pièce en véritable bauge. Le sol serait jonché d’os de poulets, la table de réfectoire en pin serait semée d’herbes dont un homme de guerre n’avait pas l’usage et plusieurs jours de ripaille et de salissures auraient fait venir assez de mouches pour tout un été.

Dans un coin, près de la porte menant à la cour intérieure, s’empilaient plusieurs caisses et sacs de blé. Ravis hocha la tête en les voyant. Ils avaient acheté des provisions en ville. Voilà qui était bien.

« Un fameux scribe a effectivement séjourné, ici, déclara Camron, interrompant le cours des pensées de Ravis. Il y a plusieurs siècles, je crois. Quant à savoir s’il s’appelait ou non Ilfaylen, je ne saurais l’affirmer. »

Tessa acquiesça, en refermant doucement les poings. « Auriez-vous des archives qui datent de cette époque ? Des livres de comptes ? Des journaux ? »

Camron réfléchit un moment avant de secouer la tête. « Non. Je ne pense pas qu’il y ait ici quoi que ce soit qui remonte aussi loin. Certainement rien d’écrit. »

Sourcils froncés, Tessa se renfonça dans sa chaise. Elle serrait les poings désormais et, à voir son expression, Ravis comprit qu’elle réfléchissait intensément. Profitant qu’elle avait l’attention ailleurs, il vérifia discrètement la manière dont sa poitrine se soulevait et retombait. Il voulait s’assurer qu’elle avait repris son souffle après leur chevauchée.

Le trajet jusqu’à Castel Bess leur avait demandé trois heures. Ravis s’était d’abord inquiété pour ses deux compagnons mais, à voir comment Emith menait son poney et semblait parfaitement indifférent au froid et au vent, il avait vite reporté toute son attention sur Tessa. Ne tenant pas à ce qu’elle se sente observée, il avait chevauché la plupart du temps à côté d’elle, plaçant sa monture comme un coupe-vent, prêt à calmer et guider son poney au besoin entre les dunes de sable, les herbes folles et les rochers qui jalonnaient le chemin de Castel Bess.

Le temps qu’ils parviennent au château, Tessa était recroquevillée sur sa selle et Ravis entendait siffler chacune de ses respirations. Son état parut s’améliorer une fois à l’intérieur, mais Ravis continuait à se faire du souci. Il ignorait totalement ce que leur apporterait le lendemain.

Il jeta un coup d’œil à Camron. Il devait s’entretenir seul avec lui au plus vite. Dès l’instant où ils s’étaient présentés à la porte du château, Ravis comprit que Camron n’avait que très peu d’hommes. Les remparts n’étaient pas gardés ; la herse avait mis plusieurs minutes à se relever, au lieu de quelques secondes, ce qui voulait dire une seule paire de mains sur le treuil ; aucune lumière ne brillait dans l’aile nord du château ; et bien que leur petit groupe ait été arrêté deux fois – d’abord au portail, puis en franchissant la cour extérieure –, ce fut chaque fois par un seul garde. Ravis avait besoin de savoir de combien d’hommes exactement il disposait, avec quel armement, et quelle était leur formation.

Il fallait qu’il sache également dans combien de temps Izgard et son armée arriveraient à Bay’Zell.

Il laissa toutes ces préoccupations de côté pour l’instant, cependant. Tessa l’avait prévenu de ne pas les aborder en présence d’Emith, et même s’il n’entrait pas dans ses habitudes de tenir sa langue, il le ferait cette fois-ci. Pour Tessa.

Comme si elle avait deviné que l’on pensait à elle, Tessa leva la tête et le regarda. Ses yeux étaient rougis par le manque de sommeil, son teint trop pâle, pourtant Ravis la trouva magnifique. Elle ne possédait pas les traits parfaits ou la somptueuse chevelure de Violante d’Arazzo mais ses joues présentaient une douceur irrésistible qui lui donnait envie de tendre la main et de les caresser.

Secouant la tête devant ces absurdités, Ravis lui dit : « Vous avez besoin de sommeil. » Puis, à Emith : « Tous les deux. »

Tessa secouait déjà la tête avant même que Ravis ait fini de parler. « Je ne peux pas dormir. Nous n’en avons pas le temps. Je dois découvrir ce qu’Ilfaylen a fait de la copie de son enluminure. » Son regard passa de Ravis à Camron. « Je crois que la bague m’a fait venir à Bay’Zell parce que la réponse se trouve ici, quelque part dans la cité, dans ce château ou dans les environs. Nous savons qu’Ilfaylen a glissé un indice dans le journal de voyage de son assistant, nous pouvons donc supposer qu’il en a laissé d’autres soit ici, à Bay’Zell, soit sur l’île Ointe. Il voulait que sa copie soit retrouvée. Pas de son vivant, peut-être pas avant un siècle ou deux, mais il espérait que quelqu’un viendrait un jour, découvrirait ce qu’était la Ronce d’or et le rôle qu’elle jouait, et en débarrasserait le monde. Il comptait sans doute que cette personne lise le journal de son assistant puis se rende dans le sud jusqu’à Bay’Zell.

— D’après Moldercay, le journal en question était en fort mauvais état, observa Ravis en agitant sa coupe vide. Et s’il avait contenu d’autres indices qui avaient été détruits ? »

Tessa répondit du tac au tac d’une manière qui fit sourire Ravis. « Oui, dit-elle. C’était vraisemblablement le cas. Mais je ne crois pas qu’Ilfaylen aurait laissé tous ses indices au même endroit. Il était trop méticuleux pour cela. Il devait bien se douter que le journal de son assistant risquait de s’égarer ou de s’abîmer. » Elle se pencha sur la table. « Un homme qui consacre ses journées à tracer et à peindre des motifs complexes aurait sûrement pris le temps d’élaborer son plan dans les moindres détails. »

Emith acquiesça à ce discours. Parmi leur petit groupe réuni à la lueur du feu autour de la table massive, c’était lui le plus pâle et le moins volubile. Il n’avait pas prononcé un mot pendant que Tessa racontait son histoire, et bien qu’elle ait omis de mentionner la mort d’Avaccus, Ravis le soupçonnait d’avoir deviné la vérité. C’était un homme discret, attentif aux sentiments des autres. Et lorsque Tessa éluda les événements de la grotte par un bref « Il est arrivé quelque chose, et nous avons dû partir », il remarqua sans doute à quel point son sourire était forcé. Il la vit certainement frissonner car, un instant plus tard, il se tenait près d’elle pour lui proposer son manteau.

S’éclaircissant la gorge avec une toux polie avant de prendre la parole, Emith dit : « Je crois que vous avez raison, demoiselle. J’ai eu l’occasion de connaître un certain nombre de scribes, et tous consacraient plus de temps à réfléchir qu’à dormir. Il n’y a pas d’hommes plus prévoyants. »

Tessa se massa les tempes. Une marque de brûlure grosse comme le pouce se détachait encore nettement sur sa paume depuis son action contre les harras dans la vallée des Pierres brisées. Ravis n’en aimait guère l’aspect, et encore moins ce qu’elle signifiait : peindre une enluminure pour libérer la Ronce d’or s’annonçait dangereux. Izgard et son scribe ne la laisseraient pas faire sans réagir. Ravis connaissait le roi de Garizon. Il savait que celui-ci ne se contenterait pas de défendre sa couronne, mais abattrait quiconque tenterait de la lui prendre.

« Nous pourrions fouiller la forteresse, proposa Tessa. Peut-être trouverons-nous d’autres indices quelque part. »

Camron écarta la suggestion d’un revers de main. « Il nous faudrait des jours pour retourner Castel Bess de haut en bas. La cave à elle seule représente un niveau entier en sous-sol. Et dessous, on trouve encore un dédale de galeries, de cellules et de grottes naturelles. » Il sourit – pour la première fois depuis leurs retrouvailles dans la cour. « Je me suis perdu là-dessous autrefois, alors que j’étais enfant. Mon père a mis une demi-journée à me retrouver.

— Et vos hommes sont trop peu nombreux pour nous aider. » Ce n’était pas une question et, une fois de plus, Ravis fut frappé par le sens de l’observation de Tessa. Il n’était pas le seul à s’être aperçu que Camron manquait d’hommes.

Camron jeta un coup d’œil à Ravis. S’approchant d’une étagère, il y attrapa une deuxième bouteille de berriac dont il fit sauter le bouchon de cire. Sans un mot, il fit le tour de la table et remplit les coupes. En l’observant, Ravis réalisa que deux mois plus tôt il ne serait jamais venu à l’esprit de Camron de servir ses hôtes de sa propre main. Il aurait attendu que Tessa, étant femme, ou Emith, modeste assistant de scribe, fasse le service à sa place. Aujourd’hui il s’y prêtait sans même y penser.

Une fois toutes les coupes pleines, Camron se tourna vers Tessa. « Izgard pourrait arriver dès demain matin. Si cette enluminure est aussi importante que vous le dites, nous devons la retrouver très vite, avant que la forteresse ne soit prise. »

Camron s’assit, déplaçant sa chaise de manière à faire face à la fois à Emith et Tessa. « Comprenez-moi bien, leur dit-il en les regardant tour à tour. Je ne veux pas vous effrayer, mais nous disposons de très peu de temps. Castel Bess est la plus formidable forteresse du nord du Rhaize, mais Izgard en détient les plans. Il en connaît tous les points faibles, et quand bien même, il est à la tête d’une telle armée que je doute que nous soyons en mesure de le retenir plus d’une demi-journée. Pour ce soir, je peux détacher deux hommes pour vous escorter hors du château et vous conduire en lieu sûr. Non pas à Bay’Zell – ses jours sont comptés –, mais à l’intérieur des terres, à Runzy. De là-bas, vous pourrez continuer vers le sud ou vers l’ouest. Pendant ce temps je chercherai l’enluminure moi-même, aussi bien dans la cité qu’ici, dans la forteresse, et je vous l’apporterai dès que je l’aurai trouvée. Je vous en fais la promesse, sur le nom de mon père. »

Ravis fut stupéfait par le changement qui s’était opéré chez Camron de Thorn. De la part de quelqu’un qui se préparait à défendre une forteresse avec, au jugé, moins de deux douzaines d’hommes, son offre était pour le moins généreuse. Ravis mordilla sa cicatrice. Ses pensées l’entraînèrent vers ce que lui avait dit Tessa à bord de la Mousseline, que les motifs de Deveric les avaient contenus. Peut-être avaient-ils retenu Camron également.

Haussant les épaules, Ravis regarda Tessa, certain qu’elle refuserait la proposition de Camron.

Il ne fut pas déçu. Touchant le bras du jeune noble, Tessa lui dit : « Je ne peux pas accepter. Ce n’est pas une question de choix personnel. Il faut que je le fasse. Si je ne parviens pas à mettre la main sur ce motif ce soir, alors j’essaierai autre chose, je trouverai une autre solution. Mais je dois rester et aller jusqu’au bout de cette histoire. L’enjeu est trop important, trop de vies ont déjà été perdues. Des gens sont morts à cause de moi. » Elle se tourna et regarda Emith. « Dont une femme qui m’était très chère. »

Emith baissa les yeux sur ses mains. Un muscle palpita le long de son cou. Après un moment, il dit : « Je ne puis partir moi non plus, demoiselle. Je ne saurais vous abandonner ici – Mère ne l’aurait jamais permis. Ton devoir consiste à rester auprès de Tessa ; fais de ton mieux pour l’aider, voilà ce qu’elle aurait dit. Elle vous aimait énormément, demoiselle. Énormément. »

Une larme roula sur la joue de Tessa. Elle ne répondit rien.

Camron hocha la tête. « Si c’est votre décision à tous les deux, soit. Je n’en parlerai plus, si ce n’est pour dire ceci : jusqu’à ce qu’Izgard et son armée apparaissent à l’horizon, ma proposition tient toujours. Deux hommes pour vous conduire en sûreté. » Il dévisagea d’abord Emith, puis Tessa. Quelques secondes s’écoulèrent. Puis, tandis que la lumière du feu vacillait dans un crépitement de bûches, ils acquiescèrent tous ensemble.

À voir ces trois personnes à l’autre bout de la table, sachant la valeur de ce qu’offrait Camron, Ravis ressentit une pointe de jalousie. Il ne voulait pas redevenir un étranger. Et à l’instant où cette pensée prenait forme dans son esprit, une autre idée vint prendre sa place, comme un don du ciel.

« Camron, dit-il en s’immisçant dans l’espace qu’ils occupaient, vous rappelez-vous notre première rencontre dans la maison de Mersall ? Quand nous parlions des enluminures de Deveric et que vous nous avez dit que le banquier vous avait permis d’y jeter un coup d’œil ?

— Oui. Eh bien ?

— Ma foi, si je me souviens bien, vous avez mentionné Ilfaylen à ce moment-là. Sans le nommer, mais vous nous avez raconté qu’un scribe avait séjourné chez vous jadis et qu’avant de partir, il avait témoigné sa gratitude en peignant un motif. Motif qui était encore accroché dans le bureau de votre père, avez-vous précisé. »

Tessa leva la tête.

Camron acquiesça. « Oui, je m’en souviens. Mais ce n’est qu’une peinture grossière. Il n’y a rien d’écrit dessus.

— Pourrais-je la voir ? » La chaise de Tessa grinça sur les dalles.

« Elle est toujours dans le bureau de mon père. » Camron prononça ses mots comme une mise en garde. Son visage blêmit.

Devinant qu’il n’y avait plus remis les pieds depuis la nuit où son père était mort, Ravis proposa : « Je vais aller la chercher pour vous...

— Non. » Camron abattit le poing sur la table. « Nul autre que moi n’entrera dans cette pièce. »

Ravis se leva. « Dans ce cas, laissez-moi vous accompagner jusqu’à la porte. »

Se passant la main dans les cheveux, Camron dit : « Je n’avais pas pensé y retourner si tôt. » Sa voix était douce, distraite.

Au bout d’un long moment, Ravis s’approcha de Camron et lui tendit la main. Camron la serra brièvement en se levant à son tour, et ils quittèrent la cuisine côte à côte.

 

Ederius cracha du sang tout en peignant. Pas beaucoup, juste quelques gouttes. Il gardait un chiffon à portée de la main, qu’il portait à sa bouche en cas de besoin. Il ne se souciait pas qu’on le découvre, car il ressemblait à n’importe quel autre chiffon barbouillé de pigment.

Ses saignements s’étaient déclenchés quelques jours plus tôt. Ce ne fut d’abord qu’une coloration rosâtre dans sa salive, qu’il avait voulu attribuer à de vagues maux d’estomac ou à une gorge douloureuse. Seulement, le sang formait désormais des filets rouges dans sa salive et, lorsqu’il toussait, il en retrouvait sur son chiffon. Il se faisait vieux, voilà tout. Il n’était plus capable de soutenir le rythme imposé par Izgard depuis la bataille de la Crosse.

Malgré tout, Ederius n’avait pu s’empêcher de remarquer que c’était devant son écritoire qu’il crachait le plus de sang, lorsqu’il était en train de peindre, et non au cours de ses trajets en chariot bâché d’un campement à l’autre.

Ne goûtant guère les implications de cette observation, Ederius se focalisa sur le motif en cours. Le temps lui était compté, car Izgard voulait qu’il en finisse et soit prêt à partir avant une heure. L’armée marcherait ensuite pendant les quatre heures de nuit restantes, pour atteindre les abords de Bay’Zell à l’aurore.

Ederius prévoyait de se reposer pendant le trajet. Izgard avait récemment ordonné d’installer un lit de camp dans son chariot et l’encourageait à dormir pendant leurs déplacements. Le vieux scribe aurait pu se sentir flatté par cette attention de son roi, mais il en connaissait la raison sous-jacente et cela le laissait de marbre.

Avec un soupir, il trempa sa plume dans l’encre sépia qu’il avait préparée tout spécialement pour Castel Bess. De l’encre de seiche pour les poissons que l’on péchait le long de sa côte, du quartz topaze pour les cristaux que l’on trouvait dans ses roches granitiques, et du vermillon pour le sang répandu entre ses murs. C’était un pigment fluide, facile à travailler, qu’Ederius préférait appliquer au pinceau plutôt qu’à la plume.

L’enluminure était quasi achevée. Les créatures avaient été formées – quoique en vérité il ne sache plus ce qu’elles étaient précisément – et avaient atteint les remparts extérieurs de la forteresse, sans être vues ni entendues, si ce n’est par une colonie de sternes qui s’était envolée sans un bruit dans la nuit à l’instant où elle avait flairé leur odeur. Actuellement, les créatures escaladaient la muraille dans l’ombre. Ederius n’avait plus qu’à renforcer leur détermination afin que rien ne puisse plus les arrêter avant que tout le monde soit mort à l’intérieur.

C’était la partie la plus simple du motif : quelques lignes dansantes autour des créatures, afin de les lier et qu’elles agissent comme un seul homme, plus quelques coups de griffes avec le tranchant de la plume pour s’assurer que l’encre pénètre plus profondément que n’importe quel autre pigment sur la page.

La Ronce d’or lui fit de l’œil depuis son piédestal tandis qu’Ederius apportait la touche finale à son enluminure. Peindre d’après elle devenait chaque jour plus facile. Les terribles créatures sombres qu’il avait invoquées cette nuit auraient dû lui demander des heures, voire des jours, à créer. Pourtant, alors que la Ronce approchait de sa cinq centième année d’existence, cela ne lui avait pris qu’une heure ou deux tout au plus. Ederius se sentait de moins en moins scribe et de plus en plus assistant. Comme s’il ne travaillait plus avec la Ronce, mais pour elle. Il avait l’impression que l’on guidait sa main dans chaque spirale, chaque ligne, chaque courbe.

Secouant la tête inconsciemment, Ederius se leva de son bureau. L’enluminure était terminée. Des notes griffonnées dans la marge tout autour garantissaient que ses effets se poursuivraient longtemps après que les pigments avaient séché – aussi longtemps qu’il le faudrait pour que les créatures de la Ronce fassent leur travail.

Toussant un peu dans son chiffon, Ederius traversa sa tente et sortit dans la nuit. Il avait besoin d’air, de sons et d’odeurs. Il avait besoin de sentir la vie autour de lui.

Au moment de se dégager du rabat de la tente, il remarqua un filet de fumée blanche qui montait du sol à ses pieds. Baissant les yeux, il découvrit un bol d’un liquide laiteux et fumant. Son nez lui apprit tout de suite qu’il s’agissait d’une infusion de lait d’amandes au miel. Angeline. Elle avait dû l’entendre tousser et lui préparer son remède spécial. Ne voulant pas le déranger dans son travail, ou provoquer la colère de son époux, elle avait déposé le bol à l’extérieur.

Ederius sentit ses yeux le brûler. Il s’agenouilla, prit le récipient chaud entre ses mains et le porta contre sa poitrine. Il voulut sourire mais en fut incapable. Au fond de lui-même, il savait que la bonté d’Angeline était un don qu’il ne méritait pas.

 

« Il me reste vingt hommes au total. Cinq des archers de Segwin le Nez, huit de mes propres chevaliers et six des hommes de Balanon. » Camron réfléchit un moment, eut un mince sourire puis ajouta : « Ainsi qu’un garde envoyé à la recherche de survivants après la bataille. »

Ravis acquiesça. La situation était pire qu’il ne l’avait cru. « Et Broc de Lomis ? »

Parvenu devant une porte piquetée par des carreaux d’arbalètes, Camron s’arrêta. Il répondit sans regarder Ravis : « Il est mort. Les harras lui ont tranché la gorge. »

Ravis se toucha le cœur. « Je suis désolé. C’était un homme courageux. Un bon soldat, comme on aime en avoir à ses côtés dans la bataille. »

Les muscles du cou de Camron jouèrent un moment et Ravis crut qu’il était sur le point de parler, mais le jeune noble se contenta de poser la main sur le loquet, de déclencher le mécanisme et d’ouvrir la porte. Il franchit le seuil et s’enfonça dans la pièce obscure.

Ravis l’attendit sans bouger. Il baissa les yeux pour ne pas regarder dans le noir, mais il ne pouvait guère éviter l’odeur. La pièce empestait le sang. On ne l’avait probablement pas nettoyée après le carnage. À combien de semaines remontait l’affaire ? Neuf, dix ? Il balaya les dalles du bout de la botte, pour passer le temps.

De longues minutes s’écoulèrent. Des bruits légers lui parvenaient de l’intérieur. Quelque chose frotta contre la pierre, puis Ravis entendit un bruit de pas revenir vers la porte. Quand Camron émergea dans le couloir éclairé, il ressemblait à un fantôme. Ses yeux étaient injectés de sang, mais on ne voyait aucune larme briller aux coins. Il portait deux choses : un petit tableau de la taille d’une tuile peint sur un panneau de bois, et un bloc de cire à cacheter rouge gros comme le poing. Sans prononcer un mot, il tendit la peinture à Ravis et se retourna pour verrouiller la porte du bureau.

Ravis aurait voulu dire quelque chose, offrir quelques paroles de consolation, mais ne trouva rien qui puisse convenir. Il proposa donc simplement : « Retournons à la cuisine. Je crois qu’un verre nous fera du bien à tous les deux. »

Camron soupesa la cire à cacheter dans le creux de sa main. Ses yeux avaient la couleur du métal en train de refroidir. « Y a-t-il moyen de mettre un terme à cette guerre en évitant un bain de sang ? »

Ravis secoua la tête. « Je ne pense pas. Des gens vont mourir. Savoir combien va dépendre de plusieurs choses. De ceci, entre autres. » Il tourna le tableau à la lumière. « Tessa parviendra-t-elle à trouver ce qu’elle cherche ? Saura-t-elle en tirer parti ?

— Vous croyez à ce qu’elle dit ?

— Implicitement, oui.

— Et c’est notre seul espoir ? »

Ravis passa sa main libre sur sa cicatrice. « Quand bien même elle réussirait à renvoyer la Ronce d’où elle vient, il nous resterait encore à affronter Izgard et son armée. Disons que le terrain serait aplani, mais serait encore un champ de bataille.

— Et vous et moi ? s’enquit Camron, serrant le bloc de cire si fort que la chaleur de sa main ramollissait les arêtes rouge sang. Quel rôle jouons-nous là-dedans ?

— Nous restons ici, à défendre la forteresse pour donner une chance à Tessa de faire ce qu’elle doit, puis nous prenons la fuite dès que possible. Une fois loin de Bay’Zell, nous aurons le temps et la distance nécessaires pour envisager notre prochaine action. »

Camron secoua la tête. Relâchant sa prise sur la cire à cacheter, il demanda : « Vous rappelez-vous notre première rencontre chez Mersall, quand je vous ai juré que je n’avais aucune envie de prendre la place d’Izgard ? » Ravis hocha la tête. « J’ai appris beaucoup de choses depuis, assisté à des scènes que je n’aurais préféré ne jamais voir. Et je crois qu’il est temps pour moi de me battre pour le trône. »

Ravis aspira et retint son souffle. La situation se compliquait singulièrement tout à coup. Camron ne pouvait pas lutter contre le Garizon au côté des armées de Rhaize s’il espérait un jour monter sur le trône. Les Garizons ne le lui pardonneraient jamais.

Ravis soutint le regard de Camron.

Il y avait également d’autres éléments dont Camron ignorait tout, d’autres prétendants possibles au trône d’Izgard. Lui-même, par exemple : le beau-frère d’Izgard, époux de sa défunte sœur, parfaitement fondé à réclamer la main de son épouse Angeline de Halmac au cas où le roi viendrait à mourir.

Camron continua à le dévisager, guettant sa réaction. Dans sa bouche, la dent de Ravis trouva sa cicatrice. Elle avait la texture de la corde. Le passé revivait de nouveau. Cet homme qui lui faisait face lui proposait de se battre côte à côte pour une chose sur laquelle ils avaient des droits tous les deux. C’était un brave homme lui aussi. Comme Malray l’avait été, tant d’années auparavant.

La poitrine serrée, Ravis prit quelques secondes pour recouvrer son sang-froid. Pourquoi les choses semblaient-elles plus douloureuses désormais que par le passé ? Rien n’avait changé. Les faits restaient les mêmes.

Prenant garde de ne pas laisser transparaître ses émotions dans sa voix, Ravis déclara : « Notre seul espoir de mettre un terme rapide à cette guerre est qu’Izgard soit assassiné, et vite. Avec un peu de chance, ses seigneurs de guerre commenceront à se battre entre eux pour prendre sa place. Avec beaucoup de chance, ils regagneront Veizach à bride abattue afin de faire valoir leurs droits.

— Vous disiez qu’il était impossible de l’assassiner.

— Impossible à un étranger, oui. » Lisant la déception sur le visage de Camron, Ravis ajouta : « Quand Tessa aura terminé son motif, peut-être trouverons-nous un moyen. »

Camron contempla la cire à cacheter, puis Ravis. Ses yeux brûlaient d’impatience. « M’aiderez-vous à conquérir le trône ? »

L’étau se desserra autour de la poitrine de Ravis. Il avait l’impression de retrouver ses dix-sept ans. Après ce qui lui parut une éternité, il s’étonna lui-même en répondant : « Oui. »

 

Tessa n’attendit pas que Camron revienne avec des bougies. Elle emporta le panneau en bois et s’installa près de la cheminée. À la lueur orange et bleu du feu de frêne et de tourbe, la peinture d’Ilfaylen brillait comme la peau au dos de sa main. Signée d’un I dans la marge inférieure gauche, elle ne ressemblait à aucune autre enluminure de sa connaissance.

Elle avait vu tout de suite que ce n’était pas la copie dont elle avait besoin. La palette des couleurs était restreinte, le parchemin de qualité médiocre et le dessin lui-même, curieusement anguleux. Ses bordures étaient banales – spirales et entrelacs – mais le cœur du motif se composait de masses géométriques sans relation entre elles. Carrés, rectangles, ovales et autres formes moins régulières avaient été tracés à l’encre sépia puis coloriés soit en sépia, soit dans une autre couleur. L’ambre, le bleu marine, un vert jaunâtre et un rouge terreux étaient les seules autres teintes employées. Tous ces pigments avaient été appliqués avec prodigalité, formant des crêtes et des caillots que l’on sentait sous les doigts.

« Cinq couleurs, demoiselle, dit Emith en venant se placer derrière elle. Seulement cinq, et voyez ce qu’il est parvenu à créer avec elles. » Il y avait de l’émerveillement dans sa voix.

« Vous tenez une œuvre peinte par le grand maître lui-même il y a presque cinq cents ans. »

Tessa orienta le panneau vers lui afin qu’il puisse mieux voir. Cinq couleurs, cinq cents ans... Cela signifiait certainement quelque chose ?

« De la lumière pour la dame. » Camron s’avança d’un pas vif dans la cuisine, apportant deux candélabres en étain. Son humeur avait changé ; sans être précisément légère, elle s’en approchait. Il paraissait plus sûr de lui désormais. Il alluma des bougies qu’il enfonça dans chaque bobèche, baignant les alentours de la cheminée d’un éclairage plus blanc et plus net.

Ce changement de lumière modifia les couleurs de l’enluminure ; les formes géométriques se précisèrent, et une foule de détails infimes apparurent à la vue. Le motif ressemblait moins à une œuvre d’art désormais qu’à un plan d’architecte. En bordure, les cinq couleurs s’entremêlaient alternativement les unes aux autres. Directement après, entre elle et le motif central, venait une deuxième bordure plus pâle composée d’entrelacs épineux. Une date figurait dans le coin opposé à la signature mais Tessa ne parvint pas à la lire, car l’un des chiffres – soit un 9, soit un 0 – semblait curieusement formé.

Camron se pencha par-dessus l’épaule de Tessa pour examiner le tableau. « Je n’y avais encore jamais vraiment prêté attention, admit-il. Ce n’était qu’une chose parmi une dizaine d’autres accrochées aux murs du bureau de mon père.

— Ces entrelacs ressemblent à des formes végétales, demoiselle. On dirait de l’herbe, ou des roseaux. »

Tessa hocha la tête, voyant immédiatement la même chose qu’Emith.

Une planche grinça à sa gauche et, sans détourner la tête de l’enluminure, Tessa sut que Ravis était venu se placer près d’elle. Son odeur lui rappela la nuit qu’ils avaient passée étendus côte à côte à bord de la Mousseline. Feignant de s’étirer, elle allongea sa main libre pour le toucher. La main de Ravis trouva la sienne et, un bref instant, leurs doigts se nouèrent.

« Cette image a-t-elle un sens pour vous ? demanda-t-elle à Camron, en ramenant sa main sur la peinture. Ressemble-t-elle à quelque chose que vous connaissez ? » En posant cette question, Tessa frotta un caillot de pigment bleu particulièrement épais. Ilfaylen aurait tout de même pu apporter davantage de soin au délayage de ses peintures.

Camron secoua la tête, lentement. « Je n’en suis pas sûr. Cela me dit quelque chose... »

Tessa décrivit un cercle autour du caillot avec le bout de l’index.

« Demoiselle, intervint Emith, ces entrelacs me font penser aux herbes folles que nous avons passées en venant ici.

— Cette forme-ci. » Camron tapota le centre du panneau. « Le carré aux coins coupés, est similaire à celle de la grand-salle. Mais elle n’est pas à l’échelle, et les formes qui l’entourent ne correspondent pas aux pièces voisines. »

D’un coup d’ongle, Tessa fit sauter le caillot de pigment qui se détacha du parchemin et roula sur le sol.

Emith retint son souffle. Les os du poignet de Camron craquèrent doucement quand il se pencha d’un degré supplémentaire. Ravis fit passer son poids d’un pied sur l’autre, dans le grincement de sa tunique en chevreau.

Au centre du cratère de peinture bleue scintillait une tache d’or pur.

Un frisson violent parcourut l’échiné de Tessa. Le sang afflua à son visage. Sa main qui tenait le panneau se mit à trembler, faisant vibrer l’enluminure avec elle.

Emith tendit la main pour stabiliser le panneau. « C’est un repère, demoiselle. En sous-couche.

— Un repère, hein ? » Ravis se rapprocha encore, toucha le point doré.

Tessa avala sa salive avec difficulté. Elle avait du mal à respirer et ne tenait pas à ce que Ravis s’en aperçoive. Au bout d’un moment, elle eut suffisamment repris son souffle pour parler. Inclinant le panneau vers Camron, elle lui demanda : « Serait-ce un plan de Castel Bess ?

— Je ne sais pas. Rien ne correspond vraiment. Je reconnais une ou deux formes, mais c’est tout. »

Grattant les dernières traces de pigment sur l’or, Tessa étudia le motif. Tout le monde se taisait. Le feu diminua. Un moment s’écoula, puis elle releva la tête, non pas vers les trois hommes qui l’encerclaient mais vers la pièce dans laquelle ils se trouvaient.

Les détails, se remémora-t-elle. Les détails.

Après avoir gravé chaque angle de la cuisine dans son esprit, Tessa se replongea dans le motif. Ses joues la brûlaient si vivement qu’elles devaient être écarlates. Sa colonne vertébrale la faisait souffrir à hauteur des poumons. Promenant son regard sur le tableau, elle s’efforça de repérer la cuisine parmi les dizaines de formes intégrées au dessin.

Elle ne vit rien. Son œil sautait de couleur en couleur, de forme en forme, sans remarquer de correspondance. Frustrée, elle cogna le panneau contre son genou.

« Qu’y a-t-il, demoiselle ? »

Tessa adressa un petit geste à Emith. « Je pensais pouvoir trouver la cuisine quelque part dans ce dessin, mais je ne la vois nulle part. » En disant cela, elle gratta de l’ongle un deuxième caillot de peinture, moins épais. Elle ne vit rien dessous hormis une sous-couche sépia. Elle essaya avec une poignée d’autres – rien non plus. Ce qui voulait dire que le reste des caillots et des crêtes avait pour seule et unique fonction de dissimuler celui qui avait recouvert l’or.

Emith toussota poliment. Pendant que Tessa grattait le pigment, il avait étudié le motif. « Cette forme-ci » – la main d’Emith flotta au-dessus du panneau, sans oser le toucher – » pourrait bien ressembler à la cuisine, demoiselle. »

Tessa suivit la direction de son doigt. Il indiquait un minuscule rectangle, pas plus gros qu’un ongle d’enfant, qui reproduisait précisément le tracé de la cuisine jusqu’au renfoncement de la cheminée.

Tendant le cou, elle planta un baiser sur la joue d’Emith. Bien sûr ! Pourquoi n’y avait-elle pas songé plus tôt : rien n’était dessiné à l’échelle. Elle avait cherché quelque chose d’assez grand pour correspondre à la taille de la pièce. Mais Ilfaylen savait qu’il ne pouvait peindre un véritable plan du château – cela ne ferait qu’éveiller les soupçons – et avait donc exécuté une enluminure qui y ressemblait le moins possible.

Emith, surpris par le baiser, se recula d’un pas. « Je pourrais aller faire le tour des autres pièces de la forteresse, suggéra-t-il. Cela nous aiderait à voir les choses sous un autre angle. »

Tessa se demanda s’il proposait cela uniquement pour éviter un autre baiser. Elle secoua la tête. « Non. Ce n’est pas qu’une question d’échelle, mais également de perspective. » Après avoir réfléchi un moment, à regarder alternativement le grand carré dans lequel Camron croyait reconnaître la grand-salle puis le minuscule rectangle de la cuisine, elle ressentit des fourmillements dans le cuir chevelu. Les deux pièces avaient été peintes avec le même pigment vert jaunâtre. « À quel étage se trouve la grand-salle ? s’enquit-elle auprès de Camron.

— Au premier, comme la cuisine.

— Et combien d’étages possède le château, au total ?

— Quatre en comptant les caves. »

Tessa vérifia la couleur de la forme ovale autour du point doré. « Ne disiez-vous pas qu’un dédale d’anciennes galeries et de cavernes s’étendait sous les caves ?

— Oui, mais...

— Cela ferait donc cinq niveaux en tout, n’est-ce pas ? » Devant l’expression perplexe affichée par Camron, Tessa insista. « Ces formes sont de cinq couleurs différentes. Et si chaque couleur correspondait à un étage ? La cuisine et la grand-salle sont au même niveau. Cela voudrait dire que cette forme bleue, là » – Elle tapota l’ovale contenant l’or – « doit se trouver dans un étage différent. »

Camron posa une main sur le panneau. « Si vous avez raison, cela expliquerait pourquoi les formes qui entourent la grand-salle ne correspondent à aucune des pièces voisines.

— Oui, approuva vivement Tessa, parce qu’elles représentent des pièces situées à d’autres niveaux. Regardez, on voit une salle ambre ici et ce qui ressemble à un couloir rouge juste à côté. Ilfaylen a volontairement brouillé son tableau parce qu’il ne voulait pas que tout le monde y voie un plan de Castel Bess. Il voulait qu’on le considère simplement comme une peinture abstraite. » Elle avait du mal à contenir son excitation. Le plan menant à la copie trônait sous le nez des occupants du château depuis des siècles.

« Il ne nous reste plus qu’à déterminer, conclut Ravis, à quel étage correspond chaque couleur. »

Camron acquiesça. « Le sépia indique le rez-de-chaussée. Je reconnais la forme de la première enceinte. » Il indiqua une vaste forme circulaire. « Et ceci » – sa main effleura un long rectangle rougeâtre comportant de multiples embranchements – « pourrait bien être le grand couloir sous le chemin de ronde. Ce qui le situerait au dernier étage.

— Il ne reste donc plus que l’ambre et le bleu, déclara Tessa sans quitter le motif des yeux. Les caves, et les souterrains qui s’étendent par-dessous. »

Emith toussa. « Je peux me tromper, demoiselle, mais le bleu représente sûrement le niveau de la mer. »

Tessa lui adressa un sourire. Il paraissait prêt à détaler au moindre signe d’embrassade. Elle se retourna vers Camron. « Les caves sont-elles au-dessus ou au-dessous du niveau de la mer ?

— Au-dessus. Pour ne pas être noyées lors des marées de vive-eau.

— Dans ce cas, les anciennes galeries et les grottes doivent se trouver au niveau de la mer ?

— Oui.

— Alors c’est là qu’Ilfaylen a dissimulé sa copie. » Tessa se leva. « Y a-t-il une salle ovale là-dessous ? » En posant la question, elle promena son regard sur le panneau, vérifiant toutes les formes de couleur bleue. Elle en dénombra sept en tout, principalement de longs rectangles figurant des couloirs.

« Je n’en suis pas sûr. L’une des grottes sous l’aile pourrait bien être o... »

Aaaarrh !

Au moment où Camron prononçait le mot ovale, un hurlement fendit l’air. Ils se figèrent tous. Personne n’osait plus respirer. Camron et Ravis échangèrent un regard. Un deuxième hurlement retentit, puis un choc puissant ébranla le château. Tessa sentit le sol vibrer sous ses pieds. En proie à la chair de poule, elle sentit ses doigts s’enfoncer dans le parchemin.

« Les harras, siffla Ravis, portant la main à sa dague. Tessa, Emith, emportez ces bougies et descendez à la cave. »

Tessa ouvrit la bouche pour protester.

« Tout de suite ! »

Un autre hurlement s’éleva. Prématurément interrompu, il fut remplacé par un grondement sourd et caverneux. Camron pâlit visiblement. Il se dirigea vers la porte.

Emith adressa un regard interrogatif à Tessa. Elle hocha la tête. « Faites ce que dit Ravis. Prenez les chandelles, je m’occupe des sacs.

— Et de l’eau, demoiselle, fit Emith d’une voix chevrotante. J’ai besoin d’eau pour les pigments. »

Ravis traversa la cuisine, attrapa une cruche sur une étagère et la plongea dans un seau. Il la fourra entre les mains d’Emith. « Là, tenez. Et maintenant, allez »

Tessa aurait voulu mettre Ravis en garde, le prévenir que la Ronce d’or était capable d’engendrer bien pire que les harras – la créature qui l’avait pourchassée sur la chaussée était plus sinistre et plus impressionnante que n’importe quel harrar –, mais Emith avait déjà atteint la porte et l’expression du mercenaire décourageait toute discussion.

Ravis tira sa dague. « Camron, quel chemin doivent-ils emprunter pour rejoindre la cave et les souterrains ? »

Des cliquetis de métal tintèrent dans le lointain tandis que Camron se tournait vers Tessa. « L’escalier au bout du couloir descend jusqu’à la cave. Une fois en bas, suivez le mur nord jusqu’au fond. Vous y trouverez un deuxième escalier – enfin, plutôt des marches grossières taillées dans le roc. Elles vous mèneront jusqu’aux galeries. » Il posa la main sur l’épaule de Tessa. Même à travers l’étoffe de sa robe, elle pouvait percevoir la froideur de sa main. « Il fait très sombre là-dessus. Soyez très prudente. Certains passages risquent d’être en partie submergés. »

Tessa avala sa salive avec difficulté. L’excitation qu’elle avait ressentie à examiner les détails du tableau d’Ilfaylen était complètement retombée. Il ne s’agissait pas d’un jeu destiné à lui permettre d’étaler ses nouveaux talents en matière de décryptage d’enluminures. La situation était bien réelle. Raflant les sacs d’Emith sur le sol de la cuisine, elle suivit Camron et Emith dans le couloir. Ravis ferma la marche.

Parvenus au sommet de l’escalier mentionné par Camron, Ravis se pencha à l’oreille de Tessa et lui glissa : « Restez en bas jusqu’à ce que je vienne vous chercher. Prenez ceci. » Il lui remit un petit sac. « Il devrait y avoir assez de provisions là-dedans pour tenir quelques jours. »

Tessa fut effrayée par le ton de sa voix. « Des provisions ? » Au-dessus d’elle, des bruits de pas martelaient la pierre. Quelqu’un cria un ordre. Levant la tête, elle vit que Camron était déjà parti. Son estomac se serra : elle n’aurait plus la possibilité de lui souhaiter bonne chance.

Ravis ignora tout ce qui se passait autour d’eux. Il ne regardait que Tessa. « Si les choses tournaient mal et que la forteresse devait tomber, je veux qu’Emith et vous restiez en bas le plus longtemps possible. Ne prenez pas le risque de remonter, sous aucun prétexte. Est-ce compris ?

— Mais... »

Ravis posa la main sur ses lèvres. Sa cicatrice était une ligne blanche qui barrait sa bouche en deux. Ses yeux n’étaient plus sombres ; ils étaient noirs. « Je ne veux pas vous perdre, dit-il. Restez en bas et faites attention à vous. »

Tessa le dévisagea un moment, puis acquiesça. Elle n’eut pas la force de parler.

« Parfait, murmura Ravis. Allez, maintenant. »

La Peinture De Sang
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